La sinécure des prévisionnistes

Il n’est jamais interdit d’espérer. Preuve en est la série de mea culpa du FMI, de la Commission européenne ou encore de l’OCDE sur l’échec à prévoir les crises, autant qu’à prendre la mesure de la situation pour en sortir. Qu’elles soient liées aux surprimes, à une bulle immobilière ou à la dette d’un Etat, les crises arrivent faute d’avoir su repérer les signaux faibles qui auraient permis de les éviter.

Apprendre de ses erreurs, en reconnaitre les causes et en partager l’analyse devraient être courant, mais en matière économique rien n’est simple. Lorsqu’en février 2014, à Londres, l’OCDE organise une conférence de presse sur son incapacité à prévoir les crises et ses erreurs d’appréciation sur la gestion de celles-ci, chacun salut le courage de l’institution et se prend à rêver d’une ère nouvelle.

Sous-estimation de l’ampleur de la crise économique de 2002 qui aura perduré dix ans, mais aussi surévaluation récurrente et constante du taux de croissance des pays observés durant toute la période constituaient les deux grands constats du défaut de méthode de l’organisme international de coopération économique. Ainsi l’OCDE prévoyait-elle en 2008 une quasi-stagnation économique. Soudaine et imprévue, la faillite de la banque Lehman entrainera en douze mois une baisse historique du taux de croissance de l’Union européenne, passé de + 0,3 % à – 4,1 %…

La France s’est alors lancée dans la recherche des éléments crédibles de prévision. Certes, la création en 2012 d’un Haut conseil des finances publiques (HCFP) était un pas en avant prometteur. Une promesse vite éventée. Ni le fait d’avoir à sa tête le président de la Cour des comptes, ni d’être composée d’experts triés sur le volet n’a pourtant suffit pour éviter le ridicule d’estimer la prévision de croissance de 1 % pour 2014 « réaliste » ajoutant que le « scénario sur lequel elle repose n’est affecté d’aucun risque baissier majeur… » Une fois encore, il n’a pas fallu six mois pour constater une croissance deux fois moindre et l’ineptie des conclusions du haut conseil.

Voilà le chiffre bien vite ramené à la subjectivité des économistes qui n’échappent pas au biais d’optimisme dans l’appréciation des chances de réussite, à l’œuvre pour huit personnes sur dix. Désormais bien établi par les neurologues et sociologues, ce biais répond à la propension des humains à corriger « plus sensiblement leurs prédictions en réponse à des informations positives concernant le futur qu’en réponses aux informations négatives. » Une tournure d’esprit propre à l’humanité qui induit une appréciation asymétrique des accélérations et décélérations de l’activité économique, à 90 % au bénéfice des premières et seulement 50 % à celui des secondes. Cet excès d’optimisme n’exclut pas d’être corrigé à la lumière de l’expérience, chacun attendant de cet ajustement d’être mieux armé pour prévoir (et éviter) les crises.

Subjectif le chiffre ? Plutôt incompris. Insuffisamment analysé dans ses rapports avec celui qui le présente, et dans le rôle que ce dernier lui assigne. Ainsi, le chiffre serait figé, photographie d’une situation, d’un constat pouvant s’affranchir du sens du mouvement, être sorti d’une temporalité qui le dépasse.

Un chiffre ne dit que lui-même. Deux chiffrent vont plus loin qu’eux-mêmes en indiquant une tendance, une trajectoire. Trois chiffres et, a fortiori plus, permettent l’analyse. Celle-ci n’ayant de sens que dans un contexte discursif appuyé sur la connaissance la plus poussée possible des phénomènes et ressort de la production du chiffre.

Les nombreux échecs patents de la prévision économique entraînent une prise de conscience des risques de ne pas modéliser les processus de construction des éléments chiffrés préparant la décision politique. Ainsi, apparaissent, à côté du biais d’optimisme, des analyses critiques des pratiques de la plupart des experts économiques telle la recherche de consensus entre les différentes sources statistiques, conjoncturelles, et prévisionnelles. Si abondance de biens en principe ne nuit pas, encore faut-il repérer les règles qui peuvent assurer l’articulation efficiente des différentes données chiffrées à disposition, évitant la tendance à la convergence vers le plus petit dénominateur commun.

Le manque de diversité dans les profils et savoirs des experts est un autre frein à une analyse prévisionnelle robuste. La complexité de situations aux multiples interactions, l’extrême rapidité des causalités ou encore l’arborescence touffue des connexions des places de marchés ne peuvent être appréhendées avec pertinence par les seuls experts d’un silo de connaissance parmi d’autres. Le constat de la nécessité d’ouvrir l’analyse à de nouveaux profils de compétences complétant ceux déjà mobilisés s’est imposé. Il est désormais largement partagé, mais rarement encore mis en œuvre. L’Insee en 2011 appelait déjà à réaliser « de nouvelles avancées de la connaissance économique », l’OCDE soulignant quant à elle lors de sa conférence londonienne de 2014, que « la globalisation a accru l’exposition aux chocs externes et rend les pays bien plus connectés que par le passé ». Une fois encore la psychologie, et plus généralement les sciences cognitives, viennent renforcer la stricte analyse du chiffre avec ce constat du prix Nobel d’économie 2002, Daniel Kahneman qu’un spécialiste se trompe plus souvent que le vulgum pecus s’en remettant au hasard.