Entre crise de la représentativité et fièvres citoyennes, la démocratie en France prend l’eau de toute part. Face au risque de naufrage, les responsabilités sont grandes. Les élus doivent prendre au mot les citoyens en leur donnant la parole ; les citoyens, retrouver le sens du mandat représentatif accordé aux élus.

Espaces publics annexés par les minorités. Mobiliers urbains incendiés. Émeutes récurrentes. Règlements de compte communautaires… Contestée, vilipendée, niée, la démocratie représentative française n’est plus comprise. Elle est en déshérence. Elle est en état d’abandon politique et de mort cérébrale. S’ajoute au désarroi du citoyen, contestataire actif ou observateur désabusé, l’abstentionniste qui boude à 60 % les urnes des élections municipales ; un record que peine à expliquer la seule crainte de contracter la covid-19. 

Quel citoyen, en France, dirait encore que sa volonté s’exprime au travers des parlementaires ? Quelle organisation politique peut espérer convaincre une majorité lorsque la plupart des Français ne se déplace plus pour voter ? Qui pense encore que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage » comme l’affirme l’article 4 de la Constitution ? L’impuissance de l’exécutif à faire respecter l’ordre régalien dresse le tableau clinique de l’état du régime. Le constat aigre-doux d’Anatole France faisait sourire : « la République gouverne mal, mais elle se défend bien ». Les parlementaires de la IIIe République étaient peu inquiets. Ils savaient pouvoir compter sur le poids de leur électorat. Ils disposaient du mandat accordé par l’électeur pour le représenter, et l’électeur était patient. Nul sourire aujourd’hui, tant la République se défend mal. Là où chacun s’estime incompris et ne voit en l’intérêt général qu’une aliénation de son égo, la République ne trouve plus ses mots. Elle se rassure lorsqu’elle se compare aux démocratures oubliant de s’inquiéter de n’être devenue qu’une « représentarchie », un régime hybride entre une démocratie incapable d’affirmer ses codes, ses valeurs et ses raisons, et une anarchie sourde, qui n’avouerait pas son nom et prospèrerait sur l’émotion. Face à cette impatience et cette exaspération, au vide du discours politique répond la vacuité des slogans de rue. La pente est raide.

L’Etat de surveillance

Comment le pays des Lumières en est-il arrivé là ? La France est-elle à la croisée des chemins ? Nul ne le sait. Est-elle dans un état instable ? Assurément. Le futurologue Bruno Marion parle d’un chaos à l’œuvre. La France, comme le reste du monde, subirait une instabilité issue du nombre d’humains, des connexions de plus en plus complexes, de l’accélération des échanges de données et d’information. En 150 ans, l’humanité a été multipliée par sept pour atteindre 7,5 milliards d’individus. Les interactions entre la plupart d’entre eux n’ont jamais été aussi intenses grâce à des réseaux toujours plus performants, auxquels s’ajoutent désormais l’internet qui s’est imposé dans la vie quotidienne en seulement quelques dizaines d’années. Dans cette phase fortement dynamique tout peut s’effondrer, ou, au contraire, être sublimé par l’émergence d’un nouvel équilibre. Chantre d’une affligeante simplicité, Edouard Snowden, conjuguant son témoignage et son action avec ceux de Julian Assange, explique le déséquilibre démocratique par la prise de conscience mondiale de l’état de surveillance dans lequel est plongé le citoyen.

La parenthèse ouverte par la covid-19 et les mesures de confinement qui l’accompagnèrent ont entamé la robustesse des sociétés, des administrations et la légitimité des autorités, tendant à rendre l’hypothèse du chaos plus crédible. Les certitudes sur la pertinence des valeurs et des personnes ont été mises à l’épreuve. Les choix des autorités, politiques, scientifiques, médicales… sont mis en doute. A l’insécurité sociale, économique et culturelle, s’ajoute l’insécurité sanitaire. Ces insécurités projettent la possibilité d’une fin tant collective qu’individuelle. Quand le citoyen est amené à projeter l’hypothèse de sa propre disparition, d’une téléologie individuelle doublée d’une finitude de sa vision de la civilisation, les fondements de l’Etat vacillent, ceux d’un destin commun et partagé disparaissent. Comment sortir indemne des huit semaines au cours desquelles, chaque soir, était annoncé la disparition de l’équivalent des passagers d’un A380, tout en restant confinés chez soi ?

Dans un tel contexte, la médecine a-t-elle un mot à dire sur « le monde d’Après » ? Beaucoup l’appellent de leurs vœux. Georges Canguilhem, philosophe et médecin insiste sur ce point : « aucune guérison n’est un retour à l’innocence physiologique car il y a irréversibilité de la normativité biologique. »

Quant au sacrifice de libertés citoyennes au nom de la sécurité sanitaire, allant jusqu’à restreindre les rituels sociétaux du culte rendu aux morts, il fait dire au philosophe Giorgio Agamben qu’une « société qui vit dans un état d’urgence pérenne ne peut être une société libre ». La loi Avia, votée au sortir du confinement dans une relative indifférence et instaurant une censure préventive dans les 24 heures par des entités privées sans intervention d’un juge, en est une inquiétante illustration, néanmoins censurée par le Conseil constitutionnel.

Si le « grand soir » relève plus de l’utopie que du pragmatisme, il serait tout aussi illusoire de penser retrouver un monde tel qu’il était. Tout est prêt pour qu’une nouvelle gouvernance de la citoyenneté soit en gestation. Elle doit être possible. Elle est nécessaire pour éviter que le désarroi actuel ne glisse vers un chaos plus grand.

Ce glissement d’un monde à un autre risque sans cesse la « sortie de route », qu’exacerbe en outre une information de l’émotion des masses agissant tel un feu ardent dont nul ne sait s’il brûle ou réconforte.

Ni l’accès au BAC de 80 % d’une génération, ni l’accélération inédite des informations n’ont réussi à engendrer une transformation apaisée de la démocratie représentative favorable à une plus grande participation citoyenne. Le corps social peine à se réorganiser, alors que la France, a démontré depuis quatre décennies sa peur des réformes et son aversion à se penser dans un monde qui la dépasse et avance sans elle.

L’information confondue avec d’omniprésentes fake-news pâtit de l’absence de contre-feu. Cette permanence 24h/24 érode puissamment la cohésion d’une société anxieuse du présent.

Les bases épistémologiques du débat public sont devenues si fragiles que ceux qui nient la démocratie sapent toute possibilité de résilience. Toutes sources d’information semblent se valoir. Le simple accès à quelque information que ce soit suffit aux minorités les plus agissantes à justifier l’émotion, pourtant considérée depuis plusieurs siècles comme mauvaise conseillère. Nulle vérification. Aucune prise de distance. Pas plus de mise en perspective. L’analyse du présent, mais aussi les regards portés sur le passé ne méritent plus ni rigueur scientifique, ni honnêteté intellectuelle, l’une et l’autre exigeant temps et réflexion, deux nécessités incompatibles avec l’expression des individualismes. Seule compte le mouvement et l’assouvissement d’une impatience exacerbée par la fébrilité du temps médiatique. L’hystérisation des réseaux déborde sur l’exercice politique. Les écrans ne s’éteignent plus, les commentaires remplacent les analyses et les images-slogans les discours, pendant que des présidents tweetent… L’insécurité pour les démocraties est immense ; d’autant plus pernicieuse que leurs adversaires ne sont pas nommés. 

Confort ou liberté : faut-il choisir ?

Sortir démocratiquement de cette situation instable pose la double question du confort matériel et de la liberté du citoyen.

La recherche du confort est une pente naturelle. Elle s’oppose à la prise de risque ; son excès est liberticide. Son coût en est l’altération de liberté, collective et individuelle. Les attentats du 11 septembre 2001, véritables actes de guerre, en sont la date originelle, révélatrice d’une nouvelle instabilité du monde. L’idée ne date pas d’hier. Déjà au début des années 70, l’historien des institutions et théologien Jacques Ellul soulignait le biais de l’élan vers le confort selon lui consubstantiel au desiderata de la nature humaine : « sa liberté lui étant au fond insupportable, il préfère s’inventer mille prétextes afin de s’en détourner plutôt que de la vivre pleinement ».

Le message que le monde change plus par l’engagement individuel que par les voies institutionnelles fait son chemin. Il fait peur tant il responsabilise ceux qui finissent de s’en convaincre. Se laisser aller à participer à un chaos, si vain ou mortifère soit-il, pourrait-il n’être qu’un refus de responsabilité ? Se fondre dans la masse des mécontents serait-il la facilité de l’accusateur face aux courage inhérent aux réformateurs ? Que chacun revoit sa façon de penser le monde serait l’occasion de « revisiter » son propre rôle dans un collectif pour finalement réapprendre la démocratie représentative.

Loin d’être une restriction de liberté du citoyen, le mandat transmis à l’élu, pour une durée déterminée et sur la base d’un consensus programmatique, est un acte de responsabilité au service d’un intérêt supérieur : l’intérêt général. Pour être constructive et collective, la liberté du citoyen n’est réelle que dans le temps long du mandat, forte d’un engagement explicite de l’élu et remise en question de façon régulière. Voilà la première voie pour sortir du chaos.

Dans ce cadre, l’autre voie de sortie, indispensable car complémentaire, passe par plus de participation du citoyen. Regénérer la démocratie passe par sa capacité, que celui-ci ait voté ou non, de s’exprimer pour ainsi « vivre pleinement » sa liberté. L’exutoire populiste que constituent aujourd’hui les réseaux sociaux ne peut être confondus avec une expression qualitative des citoyens. Un cadre institutionnel doit pouvoir donner les moyens d’un engagement citoyen dans un débat public rendu ainsi plus riche et nuancé. 

Les Français peuvent, à bon droit, exiger de la République qu’elle organise le vecteur d’une participation citoyenne diversifiée et porteuse de propositions. Ce cadre est indispensable pour compléter la démocratie représentative, et ainsi espérer une société plus apaisée.

Les trois niveaux pour agir : national, local et individuel

Cette participation citoyenne renouvellerait le vieux principe, un peu trop oublié aujourd’hui, de subsidiarité. Pour le rétablir, il faut agir à trois niveaux.

Au plus haut d’abord avec un retour à la lettre de l’article 20 de la Constitution qui éviterait la confusion des genres entre le Premier Ministre d’une part, et le chef de l’Etat d’autre part, ce dernier étant d’abord garant des règles constitutionnelles plutôt qu’arbitre au quotidien de l’action du gouvernement.

Au niveau local ensuite, avec un surcroît de liberté donnée aux régions et collectivités territoriales. La proximité de l’action publique donnerait des gages aux citoyens. De ce point de vue, la répartition asymétrique des décisions entre l’administration d’Etat déconcentrée et les collectivités territoriales lors de la crise du covid-19 a montré à quel point ce manque de subsidiarité étouffe l’initiative locale.

Au niveau du citoyen enfin avec la création d’assemblées citoyennes dotées de prérogatives sur des champs précis et des domaines d’action locale concrets. Ces assemblées seraient nommées par tirage au sort. Les citoyens ainsi distingués auraient, bien entendu, la liberté de refuser de participer. Ces assemblées fonctionneraient par sessions avec pour objectif de formuler des propositions, publiées et accessibles, et soumises au débat des élus. En formalisant ainsi un échange d’idées et de propositions entre citoyens et ceux qui les représentent, le dispositif instaurerait une démocratie participative locale.

Les bouleversements induits à la fois, par une usure de la représentativité au sein de la démocratie, associée à l’accélération de l’information et aux nouvelles possibilités d’échanges liées au numérique, conduisent à repenser l’équilibre des subsidiarités.

Luc Bretones, ancien patron du Technocentre d’Orange, prédit que l’entreprise de 2030 fonctionnera selon trois principes : « la décentralisation de l’autorité, la transparence et la confiance ainsi que la responsabilisation des équipes ». Si diriger une Nation est loin de la gestion d’une entreprise, comment néanmoins ne pas considérer ces évolutions dans la pratique de la res publica ?

Olivier Peraldi, Benoit Desavoye, pour l’Institut Chiffres & Citoyenneté

 

 

Photo d’illustration de Kunirosawa Creative Commons Wikipédia