Marché et économie mathématique : triste confusion
L’enseignement de l’économie est aujourd’hui dominé par la formalisation mathématique telle que théorisée et enseignée par l’école de Chicago. Cette formalisation a, au nom de la rigueur scientifique, pris peu à peu toute la place dans la production de doctrines, au détriment des autres dimensions de l’économie que sont la sociologie, l’histoire, la psychoéconomie ou encore la recherche sur le rôle des institutions. Il y a sur ce point une confusion dommageable entre l’efficacité de l’économie de marché et la validité des théories économiques dominantes.
Le marché, c’est à dire l’échange, a de tout temps été moteur de l’économie. Les pays qui ont tenté de le supprimer, ou de réduire fortement, ont échoué. Aujourd’hui, en excluant le cas dramatique et paroxystique de la Corée du Nord, Cuba est le dernier pays à économie dirigée, et cherche à en sortir.
L’économie de marché doit être distinguée de la pensée économique néoclassique. Celle-ci fut dominée par des théoriciens de l’Ecole de Chicago opposés à l’approche keynésienne du rôle régulateur de l’Etat dans l’économie. Ces nouveaux théoriciens furent utilisés par les nouveaux conservateurs Ronald Reagan et Margaret Thatcher arrivés au pouvoir au début des années 1980 portant une maxime qui fit école : « l’Etat n’est pas la solution mais le problème ». Ces nouvelles théories, enjolivées par l’esthétique des formules mathématiques, fournirent une caution intellectuelle des politiques de restrictions budgétaires.
Pourtant, l’intuition de l’efficacité du marché ne requiert en soi aucune démonstration mathématique. Pour être libéral, l’économiste autrichien Ludwig von Mises, contemporain de Friedrich Hayek, n’est pas moins sceptique sur le rôle des mathématiques en sciences économiques. Pour lui « la méthode mathématique doit être rejetée et pas seulement en raison de sa stérilité. C’est une méthode entièrement fausse, partant de postulats faux et conduisant à des déductions fallacieuses. Ses syllogismes ne sont pas seulement stériles, ils détournent l’esprit de l’étude des problèmes réels et déforment les relations entre les divers phénomènes… »
Ce discours n’est celui ni d’un marxiste ni d’un keynésien, mais d’un homme profondément épris de liberté d’entreprendre, méfiant envers l’interventionnisme d’Etat, fortement opposé au socialisme. C’est donc par un coup de force que les économistes mathématiens ont pris le pouvoir au nom du libéralisme, avec la remise en cause des analyses macroéconomiques keynésiennes qui avaient permis de sortir de la Grande Crise et le développement de la croissance, notamment en France, lors des Trente glorieuses. Mais de ces nuances d’approche, nulle possibilité d’en parler sereinement en France. Les dogmes des uns marqués par ceux des autres tuent dans l’œuf toute velléité de prise de parole ; la France, encore et toujours aphone, hors les idéologies.
Ces syllogismes dénoncés par Ludwig von Mises forment ainsi, en France et ailleurs, l’essentiel du savoir économique académique et sa kyrielle de querelles de chapelles, pont aux ânes des universitaires. Les bacheliers fraichement débarqués dans un amphithéâtre de Paris-Dauphine apprennent des postulats dont nul n’a manifestement l’occasion d’émettre quelque doute sur la véracité. Et pour cause. Leurs professeurs ne font jamais que répéter les cours qu’ils ont eux-mêmes appris sans autre confrontation que leur répétiteur. Le mode de recrutement des universitaires ne retient pratiquement que des personnes n’ayant jamais quitté la Fac et donc l’école. Comment auraient-elles pu confronter leurs représentations mentales à la réalité du plus grand nombre ?
L’apprentissage en France, dès les premières années d’université, des formules de la micro-économie imprègne à vie le raisonnement des économistes. Ainsi, quand le Conseil d’orientation des retraites (COR) demande aux économistes de Bercy de construire des projections de recettes des régimes de retraites à long terme, exercice aussi imprévisible qu’annoncer la météo à six mois, plutôt que d’avouer l’incapacité de répondre à une telle question, leur réflexe est de s’appuyer sur un théorème économique. La masse salariale doit, en théorie, évoluer comme la productivité du travail. Les experts du ministère des finances la prévoient donc en progression de 1,5 %, rythme tendanciel observé par le passé. Double erreur ! Un : les salaires ont augmenté moins vite que la productivité du travail, en France comme ailleurs . Deux : celle-ci décrochera lors de la crise de 2008. En dix ans, les salaires réels auront augmenté de 0,5 % par an. Cet écart annuel de 1 % constaté en 2014 par rapport à la prévision initiale et cumulé sur quarante ans – horizon habituel des prévisions de retraite –, conduit à surestimer les recettes de… 50 % ! Cachons-nous la tête dans le sable.
Après la réforme des retraites de 2010, la Caisse nationale d’assurance vieillesse prévoyait encore un excédent de 1,5 milliard d’euros en 2020. Quatre ans plus tard, le déficit se porte déjà à plus de 6 milliards d’euros, en agrégeant le Fonds « solidarité vieillesse ». Les technocrates n’ont certes pas péché par malhonnêteté intellectuelle, mais par naïveté envers leurs acquis universitaires.