Aphone d’être parmi les autres

Optimisme pour les uns, surévaluation de leurs homologues pour les autres, ou encore sous-estimation de sa propre situation, les biais dans l’appréciation que chacun porte sur son positionnement social sont nombreux. Les enquêtes auprès des Français pour savoir où ils se situent sur l’échelle sociale aboutissent toutes à un sur-positionnement au sein de la classe moyenne .

Si les Français sont 9 % de moins en 2014 que quatre ans plus tôt à estimer appartenir à la classe moyenne, ils sont encore 56 % à se qualifier de « Français moyens » . D’évidence un tel résultat ne reflète pas la répartition réelle des situations sociales en France. D’autant que si les statisticiens savent définir avec précision la notion de seuil de pauvreté – 60 % du revenu partageant la population en deux parties égales –, ils ne savent pas définir les contours de telle ou telle catégorie sociale.

Pour pallier cette difficulté, l’Insee partage les ménages en trois groupes égaux à partir de leur position dans l’échelle des revenus. Entre le tiers des plus riches et celui des plus pauvres se situe la classe sociale dite « intermédiaire ». Est-elle pour autant assimilable à la notion de « classes moyennes » ? Pas si sûr, car les Français ne se reconnaissent pas dans cette partition. 70 % des personnes du tiers supérieur et 43 % du tiers inférieurs se positionnent spontanément dans le tiers intermédiaire. Autrement dit, il est possible d’être dans la fraction des plus riches et avoir le sentiment d’être encore dans la classe moyenne. Dans un pays où la question du revenu reste encore taboue, il est aléatoire de s’auto-situer par rapport à son voisin de palier ou de bureau… La vision tendant à se considérer représentatif de la catégorie médiane, à tort ou à raison considérée comme « à n’en pas douter » la plus nombreuse, se nourri du désir de partager un cadre commun ressenti comme la norme sociale du moment. Cette propension à mettre en avant ce qui est perçu comme partagé au détriment de ce qui pourrait être socialement discriminant invite à gommer les causes de revendication, de mécontentement, de disruption sociale, comme une sorte d’aphonie d’être tellement parmi ces autres si semblables.

L’absence de connaissance juste de sa position sociale peut, à l’inverse, déclencher la machine à fantasmes et activer l’inconscient collectif égalitaire. La France et les Français gagneraient certainement à mieux étudier et connaître la réalité de leur diversité sociale. Seule cette connaissance permettrait de mettre des mots sur les situations, d’en décomposer les évolutions et faciliter l’émergence d’un discours politique décomplexé face au fait social. Hors l’existence d’un tel discours, il n’y aura nulle capacité d’adhésion durable à un destin national partagé.

 

L’irréductibilité aux chiffres

Quel paradoxe ! Une expression que chacun comprends ne relève pas toujours d’une définition éprouvée scientifiquement. Parmi les « concepts mous » les plus répandus dans la vie de tous les jours, les notions de « classe moyenne » et de « pauvreté » ne relèvent d’aucun cadre normatif partagé.

Contrairement à des définitions clairement établies telles que celle de « ménage » pour l’Insee ou de « foyer fiscal » pour Bercy, ou encore d’«établissement » pour le calcul des cotisations sociales liées à une activité économique pour l’Acoss, il n’existe pas de définition appuyée sur des facteurs concrets de revenus ou de charges familiales pour savoir ce qu’est réellement un Français de la classe moyenne ou pauvre.

Pourtant, il n’est pas de catégorie de Français plus évoquée chaque jour que celle de la « classe moyennes ». Sociologues, journalistes, hommes politiques démontrent tous l’intérêt qu’ils portent à cette notion censée représenter la plus grande part de réalité partagée entre les Français. Etonnant, qu’une catégorie aussi « populaire » ne relève d’aucune équation scientifique admise par l’ensemble des esprits, chercheurs et décideurs, qu’elle intéresse.

Il n’est pas de définition qui aujourd’hui fasse consensus. Pour certains observateurs, les classes moyennes sont en déclin. Pour d’autres, elles occupent un champ croissant sur l’échiquier social . D’autres encore, les définissent en référence à la « professions intermédiaires de la nomenclature de 1982 », professeurs des écoles, infirmiers, comptables, représentants de commerce… soit 30 % de la structure sociale, pour 20 % de cadres et 50 % d’ouvriers ou d’employés. D’autres enfin, privilégient l’échelle des revenus : 60 % des salariés gagnent entre 1 600 et 2 800 € . Sociologues et statisticiens ne sont pas d’accord. Le flou conceptuel qui perdure gagne du terrain sur d’autres notions étudiées. La moindre recherche scientifique sur la (ou les) classe(s) moyenne(e) réinterroge les termes de « déclassement », d’« ascension sociale », d’« insécurité face à l’avenir », mais aussi de « risque face à l’emploi », de « ségrégation spatiale », de « consommation culturelle » en fonction du périmètre retenu. Et, ce ne sont que quelques exemples… Le débat sur ce qu’est la « classe moyenne » et les diverses approches dont elle est l’objet n’est pas près de sortir de la cacophonie. Dès lors, difficile en l’état de dresser une carte comparative des multiples enquêtes et études que suscite un tel champ d’investigation. Avant de chiffrer ce qui relèverait de la « classe moyenne » il convient de s’entendre sur ce qu’elle est. Il convient de s’accorder sur sa définition, son périmètre, sa profondeur.

Il en va de même pour la pauvreté. Trois définitions officielles coexistent. Une pour l’Europe. Deux pour la France ! Pour Eurostat, un pauvre dispose de moins de 60 % du revenu médian de ses concitoyens. La France calculait jusqu’en 2008 ce seuil à 50 % du revenu médian. Face à la pression européenne, l’Insee s’est alignée sur la règle européenne. Pour autant, force de l’habitude ou esprit d’indépendance, la France continue de produire du chiffre en poursuivant et délivrant en parallèle son calcul à 50 %.

Cette approche purement conventionnelle ne renseigne pas sur les privations des personnes dont les revenus sont situés en dessous de ces seuils. Suivant les recommandations du rapport Joseph Stiglitz, l’Institut de la statistique publie un indicateur dit de « pauvreté en conditions de vie ». Cet euphémisme reprend le nom d’une enquête européenne qui interroge sur les privations ou les renoncements des ménages . Le taux de pauvreté est alors de 12 % correspondant à la part de ménages qui connaissent au moins huit restrictions sur une liste de vingt-sept. Les ménages qui ne peuvent pas acheter régulièrement de la viande, ou partir en vacances au moins une semaine par an, ceux qui ont des revenus insuffisants pour équilibrer leur budget ou encore ceux qui ne peuvent pas payer leur loyer, en font partie.

Ce taux est plus faible que le taux 14 % de pauvreté monétaire à 60 % (993 € en 2014) mais plus élevé que les 8,2 % du taux de pauvreté à 50 % (828 €). Face à la précision de la mesure, joue l’arbitraire de la définition… Que retenir ce cet examen ? La pauvreté touche environ un Français sur dix, comme aussi… le chômage. Surtout que l’interprétation des évolutions de l’un comme de l’autre de ces taux reste des plus hasardeuses.

Ainsi, certaines réalités restent en grande partie irréductibles aux seuls chiffres. Les querelles sur la production de ces derniers peuvent être sibyllines. Elles sont bien pratiques parfois pour dissimuler l’incapacité de la société à considérer la profondeur des idées plutôt que les seuls chiffres.