Il n’aura fallu que dix-huit mois pour brûler l’icône du renouveau. Dix-huit mois pour que l’expression d’un désarroi ancien et récurrent fasse douter de la démocratie telle qu’elle se pose en France. La perte d’illusion est cruelle. Elle est désormais au-delà de la raison. Elle en est par là-même redoutable. Mais quelles en étaient les dupes ? Certainement pas les deux millions de Français abstentionnistes supplémentaires entre les deux tours de la dernière élection présidentielle. Certainement pas les 26 % de Français qui ne s’y déplacèrent pas. Un record depuis 1969 !

La désillusion est d’abord celle d’un président de la République qui se trompait sur les raisons du silence des Français en son début de quinquennat. C’était celle aussi d’un gouvernement autant affairé en des enjeux picrocholins que timoré dans ses réformes. Cette désillusion fut celle de parlementaires comprenant la difficulté d’exister sans réel parti sur lequel s’appuyer, sans cohérence interne du fait de leur hétérogénéité, et décontenancés de devoir faire face à une administration centrale elle-même sommée d’agir vite, apeurée d’être lancée dans l’inconnu sans frein et sans vision. Bien loin d’être celle des Français, la désillusion enfin est celle des partis traditionnels qui ne seront pas parvenus à se remettre du KO politique des dernières élections.

Le désenchantement plus que la désaffection

Le désenchantement de la politique par les Français est trop souvent confondu avec leur supposée désaffection pour la chose publique. C’est une erreur de jugement. C’est la marque d’une ignorance et d’une morgue coupable de la part des élites. Né d’un désenchantement qui n’aura fait que s’accentuer pendant quinze ans, le mouvement des gilets jaunes exprime d’abord les frustrations d’une France qui s’estime oubliée, laissée pour compte, méprisée. La politique de la crainte qui repousse sans cesse la modernisation des politiques et des institutions, celle des certitudes hors-sol d’une administration d’Etat protégée, déresponsabilisée et incapable de se repenser, celle encore d’une génération politique qui ne se reconnaît pas par l’âge mais par une méthode d’action faite de l’illusion d’une préscience sans faille.

Dans un tel contexte comment s’étonner que les frustrations se muent en un mouvement de foule soutenu par plus de sept Français sur dix. Les violences, les excès, l’inorganisation, l’incohérence, voire les contradictions des exigences… rien n’y fait. La sympathie de l’opinion publique aux gilets jaunes persiste.

Le point de départ de l’humeur confinait pourtant au presque rien : une pétition sur internet contre la hausse programmée des taxes sur les carburants. Surpris de voir le prix du diesel dépasser celui de l’essence, des internautes s’abonnent. Les comptes sociaux se substituent aux corps intermédiaires, faisant du ruisseau de micros adhésions d’internautes le grand fleuve citoyen qui déferla sur les ronds-points et les avenues avec la violence que l’on sait. Une mise en abîme de la théorie du ruissellement en quelque sorte. Un déferlement d’initiative populaire insoupçonné des élites.

Des revendications multiformes

Deux semaines après la première action du 17 novembre, des gilets jaunes s’érigent représentants d’un mouvement toujours hétéroclite et formulent une liste de revendications de coins de tables : baisse de toutes les taxes, interdiction du glyphosate, abandon de la politique de renouvellement du parc automobile, baisse des charges sociales, hausse des aides publiques en CDI et CDD, revalorisation du smic et des APL, fins des régimes spéciaux de retraites, baisse des salaires de ministre et, pour les ambulanciers, suppression de l’article 80. Le tsunami revendicatif atteste des multiples frustrations hautement inflammables dont le prix de l’essence fut l’étincelle.

Dans son esprit la fiscalité sur les carburants se veut être pigouiste : peser sur les comportements par un signal sur les prix est traditionnellement plus acceptable en France que des restrictions autoritaires telles que l’interdiction de circulation des immatriculations paires ou impaires. En outre, pour que cette fiscalité soit efficace, tous – et pas seulement les riches – doivent y être soumis.

Conjuguer fiscalité écologique et cohésion sociale

Le niveau des taxes françaises sur l’essence se situe dans la moyenne européenne. Les autres pays essaient aussi de mettre en place des taxes écologiques. Or, cette politique se heurte à un obstacle social : les Français plus pauvres ont les voitures les plus anciennes et donc les plus polluantes. Une politique de taxation doit s’accompagner de mesure d’accompagnement pour rajeunir le parc mais aussi atténuer l’impact des taxes sur le pouvoir d’achat des plus modestes.

Le gouvernement a raison sur un point : la pédagogie a manqué. La faute à qui ? S’il est vrai que la hausse du prix à la pompe entre 2016 et 2018 doit moins à la hausse des taxes qu’à celle du prix du baril passé de 43 dollars à 73 euros, encore faut-il que les décideurs politiques restent crédibles sur la question du pouvoir d’achat. Une pédagogie qui s’avère bien difficile dans un pays qui cumule les trois records du plus fort taux de dépenses publiques à 56 % du PIB, des prélèvements obligatoires au-delà de 45 % du PIB, et d’une dette qui se porte désormais à 99 % du PIB.

Olivier PERALDI et François JEGER

Co-fondateurs de l’Institut Chiffres & Citoyenneté

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Un litre d’essence moins cher qu’en 1970

Certes comparaison n’est pas raison. Et en France peut-être plus encore qu’ailleurs. En 1970, avant le premier choc pétrolier, le litre d’essence valait 1,1 Francs et le smic horaire était à 3,4 Francs, il fallait donc travailler vingt minutes pour acheter un litre d’essence. En 2018, ce même litre vaut 1,5 euros et le smic horaire est de 10 euros. Dix minutes de travail suffisent aujourd’hui pour se le procurer.

Aujourd’hui, les Français ayant besoin de leur voiture au quotidien pour leurs activités ont trouvé dans l’annonce de la taxe carbone l’occasion d’un enflammement social. La hausse de quelques dizaines, voire quelques centaines d’euros par mois, de cette « dépense contrainte » se traduit par des restrictions sur le budget alimentaire ou de loisir. A en croire l’Insee, un Français sur dix déclare des restrictions de consommation courante par manque de moyens financiers.

Les taxes sur l’essence (TICPE et TVA) représentent 61 % du prix de l’essence (production 28 %, raffinage 5 %, transport et distribution 7 %). La TIPP a été créé en 1932. Son objet était de faire payer aux automobilistes le coût de construction et d’entretien des routes. Ce système d’impôt indirect était plus facile à mettre en œuvre que des péages sur tous les tronçons de route. En 2018, le coût annuel de ces infrastructures est de 8,4 milliards d’euros (hors autoroutes). Il faudrait y ajouter un milliard pour la régulation des flux (police et gendarmerie). La TICPE rapporte 26 milliards d’euros par an. Une partie en donc affecté au budget général de l’Etat. Elle alimente, depuis 2003, les dépenses des départements pour le RSA, soit 12 milliards d’euros en 2018.

Une partie de la TICPP est donc comme la TVA un impôt indirect. Il lui est aujourd’hui reproché d’être injuste car touchant indifféremment les pauvres et les riches. Cette particularité est ressentie encore plus fortement par les habitants des zones rurales, ayant déjà un sentiment d’abandon des services publics.