La réforme à « petit-pas » : l’oxymore du faux réformiste

Incompréhensible pour le citoyen, la méthode dite de la « réforme à petit pas » n’est pas plus adapté à l’ampleur des enjeux. Des chercheurs nord-américains s’interrogent sur la France.

Décrite comme « intelligible pour le citoyen » par le Commissariat générale à la stratégie et à la prospective (Cgsp), organisme prospectif rattaché au cabinet du Premier Ministre, la méthode de réforme à « petits pas » n’est pas plus adaptée aux enjeux[1]. Pour finir de s’en convaincre, une équipe de chercheurs franco-américaine se penchant sur l’évolution des politiques publique en France de 1980 à 2005, a constaté qu’à défaut de réforme de fond, la pratique de management du changement des dispositifs de politiques publiques en France passe par une succession d’ajustements inspirée et appliquée par la haute administration d’Etat sans jamais avoir fait l’objet de débat public[2]. Les ajustements ne font certes pas un projet et ne font que retarder, en le rendant plus violent, le moment de la rupture entre ce qui répondait à une conjoncture désormais ancienne et ce que les nouvelles réalités nécessitent de réformes.

L’aphonie des élites

Cette aphonie des élites doublée d’une action minimale n’est pourtant que l’ultime résultat d’une endogamie au sein des élites déjà constatée à la fin des années 80, entre autres par le sociologue, lui-même au Collège de France, Pierre Bourdieu, qui pointait la mainmise des catégories sociales supérieures sur l’Ena capitalisant près de 70 % des places chaque année. Largement commenté depuis sans pour autant être démenti, ce constat n’a abouti à aucune décision sérieuse pour changer la donne et quinze après au silence des décideurs s’est peu à peu ajouté la mollesse de leurs actes puis, finalement, l’inaction.

Incapable de proposer un projet pour la France, les élites ont vécu sur l’élan des années de reconstruction d’après-guerre en voulant croire à la fin de l’histoire. La martingale était trouvée ; les années pionnières des intellectuels du Conseil national de la Résistance étaient révolues, les grandes écoles reprenaient leurs droits. De la protection sociale et du paritarisme aux institutions d’une cinquième République triomphante, un nouveau système était mis en place pour durer. Il en irait donc définitivement ainsi.

Quarante ans plus tard, la naïveté a trouvé sa limite. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le peu de robustesse du concept d’« avantages acquis » qui a fini par confiner au non-sens dans un contexte économique et social requérant de plus en plus flexibilité, réactivité et audace. Autant de qualités contraires à une classe politique installée depuis et pour longtemps, à une technocratie institutionnalisée par le passage sur les mêmes bancs de grandes écoles, au manque de regard critique sur une vie publique maintenue en vase clos.

La faute à… Sciences po !

Las, alors que l’énarchie se montre incapable de réformes en profondeur, elle se montre également incapable de toute autocritique. Dépassant l’opposition de leurs convictions politiques, deux énarques – l’un réputé de gauche, l’autre de droite – s’entendent comme larrons en foire dès lors qu’il s’agit de défendre l’institution mère. A les en croire, si monisme des élites il y a, cela ne peut provenir de la grande école d’administration publique, tout juste victime d’un recrutement d’étudiants déjà formatés en amont par leur passage à Sciences-Po Paris. Ainsi Sciences-Po Paris serait pour beaucoup dans l’uniformité des têtes « bien faites » qui usent les bancs de l’Ena… Il est vrai que 87 % des admis à l’Ena viennent de Sciences Po. L’uniformisation commence tôt. Mais il y a plus fort. Si déconnexion des énarques avec la réalité il y a, cela tient plus d’un manque de confiance en la France que de l’échec « technique » de cette grande fabrique d’élite[3]

Ainsi, à en croire les responsables de l’Ena, face au discrédit des décideurs ne serait-ce pas leur école qu’il conviendrait d’incriminer, mais bien plus Sciences-Po Paris ou… le manque de patriotisme ! Difficile pourtant d’en rester là, lorsque plus de huit collaborateurs de ministre sur dix sont fonctionnaires dont 28 % issus de l’Ena, que plus de 70 % des fonctionnaires d’administration centrale en charge de la mise en place des « réformes » sont également énarques. Les conseillers ministériels ne sont en France que 7 % à provenir du monde économique privé ; pire, alors qu’en France moins d’un conseiller ministériel et directeur d’administration centrale sur quatre a bénéficié à un moment donné de son parcours professionnel d’un passage dans le privé ; à titre comparatif, ils sont plus de 61 % aux Etats-Unis[4] ! Ce n’est pas tout : outre la capitalisation des postes de collaborateurs de ministres, énarques et polytechniciens investissent en France les fonctions dirigeantes et les conseils d’administration des groupes du CAC 40, tandis que les rangs de l’Assemblée Nationale sont composés à 60 % de députés issus de catégories sociales supérieures[5].

Des études – certes pour la plupart anglo-saxonnes – soulignent l’importance de la structure de l’administration centrale (ou fédérale) dans la réussite des politiques publiques innovantes[6] en insistant sur la nécessité d’une certaine diversité des origines, des profils et des compétences des équipes en charge de la mise en œuvre de la réforme. Le renouvellement des décideurs est un autre gage de capacité pour un Etat à se montrer innovant. Là aussi la comparaison est douloureuse pour une France aux élites sclérosées : quand les deux tiers des personnels fédéraux passent moins de dix ans en administration aux Etats-Unis, en France « plus de 84 % des directeurs de cabinet et plus de 90 % des conseillers techniques étaient soit sur un poste administratif, soit déjà dans un cabinet »[7].

 

[1] Quelle France dans dix ans ?, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, juin 2014.

[2] Pepper D. Culpepper, Peter A. Hall, B. Palier, La France en mutation, 1980-2005, Presse de Sciences-Po, 2006.

[3] Interview croisée de Marie-Françoise Bechtel, députée chevènementiste, directrice de l’Ena de 2000 à 2002 et Nicolas Baverez, normalien, énarque agrégé de sciences sociales, Les élites ont-elles trahi le peuple ?, L’Expansion, décembre 2013, p. 108 et suiv.

[4] Voir notamment sur cette question L. Rouban, L’Etat à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012, revue française d’administration publique, n°142, avril 2012.

[5] Les députés, Luc Rouban, Cahiers du CIVIPOF n°55, septembre 2011. Avec seulement 11,7 % de députés, issus du monde de l’entreprise privée (à comparer avec les 54 % de députés déclarant être retraités), O. Costa, A.-S. Behm, rapport Les députés connaissent-ils les entreprises ? En Temps Réel (Institut d’études politiques de Bordeaux, Les Cahiers n°52, décembre 2013.

[6] Voir notamment Peter A. Hall, Policy innovation and the structure of the State : the politics-administration nexus in France and Britain, The Annals of the Academy of political and social science, n°1, mars 1983, et K. Brookes, B. Le Pendeven, L’Etat innovant (2) : diversifier la haute administration, Fondapol, avril 2014.

[7] K. Brookes, B. Le Pendeven, L’Etat innovant (2) : diversifier la haute administration, Fondapol, avril 2014, p. 25.