Du silence à l’inaction : la chute des élites

Silencieuses. Indifférentes. Déconnectées. Hors-sol… Les mots pour (dis)qualifier les élites intellectuelles françaises ne manquent pas.

Il est vrai que l’embourbement de la France dans les crises des décennies post-Glorieuses et son incapacité désormais chronique à se réformer en profondeur n’aident pas à la mansuétude d’une opinion publique tout à la fois critique, défiante et qui aura été étonnement patiente. Recul des idéaux, désengagement citoyen, absence de projet politique… La France a mal à ses élites. Les sanctions sont cruelles : pas d’adhésion militante de masse durable au sein des partis de gouvernement, des syndicats peinant à convaincre plus de 6 % des salariés, des journaux dont le peu de lecteurs est sans commune mesure avec le lectorat de leurs homologues européens et occidentaux. Partis politiques, syndicats, médias, mais aussi, école, justice, armée[1]… aucune institution publique régalienne ne semble en France pouvoir échapper au désamour du grand public.

Les rendez-vous électifs ou référendaires donnent aux Français autant d’occasions d’exprimer leur désaffection envers une pensée « prête à l’emploi », assénée en chœur par les partis, les gouvernements, la majorité des intellectuels et des médias. Qu’ils soient électeurs ou abstentionnistes, les Français enfoncent le clou avec régularité : c’est, dès 1992, un divorce consommé de la majorité des Français avec ses élites au lendemain du référendum de Maastricht, c’est un premier tour d’élection présidentielle le 21 avril 2002 qui laisse l’intelligentsia stupéfaite, c’est en 2005 un non franc et massif au projet de constitution européenne.

Contestations de masse

C’est désormais et surtout le malaise des contestations de masse se saisissant de sujets aussi divers qu’un projet d’aéroport dans le grand Ouest ou d’un barrage EDF, les multiples grognes de petits entrepreneurs répondant à divers noms d’oiseaux, « pigeons » et « dindons » en tête, c’est le refus de taxe sur les transports routiers, ou encore la violence du débat dans les hémicycles et de son expression dans la rue sur les sujets sociétaux…

Plus de dix ans après le choc du second tour de la Présidentielle de 2002, de déconvenues en combats perdus, les élites ont choisi non seulement de se taire mais aussi de baisser les bras. Le nombre de réformes structurelles nécessaires, ignorées ou avortées, impressionne. Fiscalité, statuts des fonctionnaires, coût du travail, réseaux consulaires, justice prud’homale, performance de l’école… Seul le dossier du millefeuille administratif, par une modeste évolution vers moins de conseils régionaux et une incertitude sur la question des conseils départementaux, donne une maigre illusion d’avancée.

Parfois pourtant, des réformes sont engagées. Avec le concours du facteur chance et beaucoup de pugnacité, leurs promoteurs peuvent espérer les faire aboutir comme pour celle sur l’autonomie des universités, la création du Rsa fusionnant Rmi et allocation parent isolé (Api), la réforme de la carte judiciaire qui a vu la fermeture de dix-sept tribunaux de grande instance et de cent soixante-dix-huit tribunaux d’instance, ou encore la fusion de la prime pour l’emploi et du Rsa.

Energie et bon sens ne suffisent pas

Plus souvent, énergie et bon sens n’y suffisent pas. L’engagement orchestré par l’exécutif tout au long du premier semestre 2014 de réformer la carte territoriale, vieux serpent de « maires » et d’élus en tous genres, est violemment contestée au Parlement et jusque dans les rangs de la majorité gouvernementale d’alors. La double annonce par le président François Hollande sur la suppression des conseils départementaux et la réduction du nombre de conseils régionaux aura abouti au report du premier objectif après 2017, un résultat moindre qu’espéré sur le second et… la création de treize métropoles. Blocage quand tu nous tiens…

Pour les éviter certains prônent douceur et longueur de temps, propres aux petites touches réformistes, avec les limites inhérentes à l’exercice de réforme sans le dire. La litanie des réformettes du régime de retraite donne en elle-même une idée assez précise de l’oxymore d’un « état de réforme permanant », qui confine à une absence de réelle volonté : un constat préalable minoré, des évaluations d’impact majorées, l’éviction sine die des sujets qui fâchent, la croyance en des lendemains qui chantent, la peur de l’électeur ; en bref, un manque de courage politique. En France, à peine esquivé avec le livre blanc de Michel Rocard en 1991, le débat est mis sous le boisseau pendant… douze ans. Le temps pour les autres pays comparables de réformer.

 

[1] Seuls 12 % des Français se déclarent « fiers » de leur armée (74 % des Américains), International social survey programme (ISSP), 2003.