L’Institut Chiffres & Citoyenneté remercie Le Monde pour la publication de la tribune portant sur la technologie, l’innovation et la beauté. Lire la Tribune publiée sur le site du Monde (édition datée du 9 février 2023) : https://urlz.fr/kQbQ

Vous trouverez ci-dessous l’intégralité du texte co-signé par Olivier Peraldi, co-fondateur de l’Institut Chiffres & Citoyenneté, et Jacques Marceau, membre du conseil scientifique de la Fondation Concorde.

Si la beauté peut être fruit du mouvement, du changement, de la vie en marche, le progrès en revanche sans beauté n’existe pas. C’est bien là toute la symétrie entre les deux notions qui, l’une en l’autre articulée, forment de tout temps le moteur de l’humanité. Le moteur est en panne. Redécouvrons la beauté. Le reste suivra.

A notre époque sans nuance, la frénésie informationnelle passe d’un questionnement à un autre sans prendre le temps d’y répondre jamais. A la surface de l’agitation médiatique s’étalent sans espoir, incertitudes et périls en tous genres : pollution, pandémies, guerres ; mais aussi et au quotidien, déconstruction collective et abandon de soi, wokisme généralisé érigeant scepticisme en religion et ignorance en pureté originelle. Du passé – mais aussi du présent – il ne faudrait retenir que les heures sombres, les laideurs et les horreurs. Il n’en faut pas plus pour la désespérance.

Nulle beauté ne résiste à la tabula rasa des nouveaux contempteurs, tant manque le recul pour espérer en l’avenir. Les statues sont renversées, les œuvres d’art souillées, les sciences accusées, les hommes et les femmes de bonne volonté suspectés. Serions-nous à ce point devenus aveugles, pour ne plus discerner la beauté dans la recherche et l’invention, au-devant des évolutions techniques et technologiques, dans ses promesses de bienfaits en mieux-être, en mieux-vivre ?

Il fut un temps où la certitude que le progrès générerait son propre antidote aux désordres qu’il pouvait engendrer triomphait. Il fallut se rendre à l’évidence. Dans bien des domaines et le temps passant, ce que l’on nommait progrès ne devenait peu à peu qu’une réponse à ses propres méfaits.

De la beauté des fées

La vision positiviste puis progressiste, issue de l’accélération inédite des avancées scientifiques et techniques tout au long du XIXe siècle, prendra bientôt des allures de croyance au XXe siècle. La religiosité scientifique s’inventait une beauté portée par des vecteurs bienfaisants pour l’humanité, telle l’énergie des photons qui éclairait les rues nocturnes et les foyers à toute heure. Elle multipliait la capacité de production des usines. Raoul Dufy en saisit la beauté dans sa fresque « La Fée électricité » qui, en 1937, place l’ingénieur au même rang que les dieux antiques. La prémonition picturale connaît aujourd’hui sa révélation avec le discours solutionniste des entreprises de la Silicon Valley pour qui la technologie, et elle seule, pourrait régler tous les problèmes en ce bas monde. Car désormais, c’est la fée  « numérique » qui nous promet de transformer nos vies pour le meilleur mais aussi, nous le découvrons un peu plus chaque jour, pour le pire. Qui sait ce que réserveront à l’humanité les fées, « quantique » et « génétique » pour ne citer que celles-ci ?

Face à des désillusions à la mesure des espoirs qu’elle engendre, mais aussi aux questions éthiques semblant rester lettres mortes, des innovations technologiques suscitent désormais une défiance inédite qui éloigne les étudiants des cursus scientifiques, les investisseurs de certains secteurs industriels, les consommateurs des produits issus du génie scientifique… Sans beauté apparente, la science ne séduit plus. Réaffirmons la finalité du véritable progrès, nécessairement empreint de la subjectivité de ceux à qui il est destiné.

L’enjeu est d’importance. Devant la montée de périls laissés sans réponse par une science désespérément inesthétique, certains envisagent le plus sérieusement du monde de changer de planète, laissant au reste de l’humanité la possibilité d’une fuite lucrative mais vaine vers un metaverse de pacotille : le monde est-il devenu si laid qu’il faille chercher refuge en un autre, ici ou ailleurs ? Et si ces univers virtuels n’étaient qu’une ultime tentative de réinventer le Beau, de recréer une Esthétique ringardisée et que la beauté d’un paysage s’efface devant un champ d’éoliennes ou une zone commerciale au nom du pragmatisme ?

Le Beau ne fait plus recette

Comme le poète, oublié des médias de masse comme du grand public, l’antique philosophe en marche, le savant tâtonnant de la Renaissance, ce scientifique enthousiaste cherchant l’infini dans les particules, le mathématicien ne pouvant plus être compris que de ses pairs, bref celui qui rêve le monde,  le fabrique, tant il le dessine dans l’invisible, l’imagine, le fantasme pour mieux le façonner et dont l’étymologie grecque est le verbe poïein qui signifie « faire », « fabriquer ». Pour Michel Maffesoli, « C’est bien le fantasme, la fantasmagorie, la fantaisie qui sont à l’origine de tous les événements / avènements politiques, économiques ou sociaux »(1)  et de citer Durkheim : « la société n’est avant tout, que l’idée qu’elle se fait d’elle-même ». Dans ses cahiers, Paul Valéry décrit Einstein « en grand artiste (…) le seul au milieu de tous ces savants » et de citer son propos tenu lors d’une conférence. C’était en 1926 : « La distance entre la réalité et la théorie est telle qu’il faut trouver des points de vue d’architecture »(2).

Poésie et astrophysique : même combat !

Ainsi, la beauté, par les impressions qu’elle produit en touchant le corps et l’esprit, vient modifier la façon de voir et de penser. La contemplation de la beauté est d’abord inspiratrice. Elle change la vision du monde. Elle prépare l’action et l’accompagne. Elle change le monde.

L’historien Eric Branca, rapporte dans son De Gaulle et les Grands(3), l’évocation du Général que fait le philosophe François George dans son Histoire personnelle de la France : « De Gaulle fut un poète, le plus grand, sans doute, de l’époque moderne. (…) Poète, celui qui rêve sa vie, qui sacrifie sa vie aux puissances du songe (…) Certains écrivains se contentent de raconter ce qu’il leur est arrivé. Mais les plus authentiques vivent ce qu’ils ont d’abord écrit. »

Plus récemment, l’astrophysicien Aurélien Barrau affirme que nous ne pourrons sortir de l’impasse qu’en refondant les symboles : « Si la direction ne change pas, le chemin suivi importe peu ». Il démontre que la résolution du problème passe par une remise en cause de son origine, c’est-à-dire des valeurs, des désirs et de la vision du monde(4). Il s’agit, ni plus, ni moins, d’effectuer une « migration ontologique » pour « travailler la beauté ». Une mission pour laquelle les poètes sont, selon lui, « bien plus essentiels et efficaces que les économistes, les ingénieurs ou les politiciens »…

Pour une nouvelle renaissance

La puissance transformatrice de l’art n’est une idée ni récente, ni farfelue, et encore moins une utopie pour s’être déjà exprimée dans l’histoire humaine, et à plusieurs reprises. L’une de ces plus frappantes expressions est sans doute celle de la Renaissance italienne,. Quand le peintre Masaccio, remplace Dieu par l’homme au centre des fresques de la chapelle Brancacci, il transgresse l’ordre établi, bouleverse la vision panthéiste du monde qui pouvait encore perdurer au Moyen-Âge et participe à une profonde révolution. Un changement de point de vue, de perspective, aura suffi. L’invention entraîna des conséquences dépassant l’art, et dont l’histoire s’accorde à les reconnaître politiques, sociologiques et anthropologiques pour faire de la Renaissance bien plus qu’un courant artistique : le début d’une nouvelle ère.

Penser cette nouvelle ère fut la dynamique de transformation du Quattrocento. Artistes, philosophes, savants florentins se réunirent sous l’impulsion de Côme de Médicis. Ils formèrent l’Académie Néoplatonicienne. L’ambition était inouïe : adopter une nouvelle vision du monde(5). Quelle doit être la nouvelle Académie ?

A l’heure où se pose la question de l’investissement responsable, de l’impact des choix, économiques et sociétaux, et auquel aucune taxonomie ne pourra répondre de façon ni certaine, ni durable, le « mécénat du Beau », comme nous l’avait enseigné Côme de Médicis, s’impose en évidence. Changer de vision par de nouvelles perspectives et réapprendre à s’émerveiller sincèrement de sa beauté, c’est sauver le monde.

Jacques MARCEAU, Olivier PERALDI

(1) Michel Maffesoli – Le temps revient, formes élémentaires de la post-modernité – Desclée de Brouwer 2010

(2) Paul Valéry – Œuvres tome 2 – page 801 – Le Livre de Poche 2016

(3) Eric Branca – De Gaulle et les Grands – page 10 – Perrin 2020

(4) Aurélien Barrau « Il faut une révolution politique, poétique et philosophique », entretien par Carole Guilbaud – Editions Zulma

(5) Sophie Chauveau – La Passion Lippi – p.167 – Folio 2021. L’aptitude à discerner le beau du laid est l’essence même de la pensée. Hanna Harendt